DUMATINA


LISANDRU. – Le goût

Tu te souviens d’un goût quand même ?

Qui diffère du goût de la soupe d’à côté forcément 

Le gras qui tache le bouillon

On dirait des galaxies moi je trouvais

Ou des yeux

Et la surface brillante

Tellement velours que c’en est artistique

Le fumet du fait-tout qui s’étire et s’évade de la cuisine

Et qui vient te débaucher du banc d’école

Pour te mener somnambule jusqu’à la table dressée

Non ?

 

AURELIA. – C’est vague

 

LISANDRU, perdant patience. – La saveur en fin de bouche Aurelia 

Le bruit mat de la cuillère contre la porcelaine

Le pain trempé dans la dernière nappe

Le baume salé qui habille le palais même trois heures après ?

 

ATTILIA. – Laisse tomber Lisa

 

LISANDRU. – Rien de rien ?

Même pas un soupçon de souvenir ?

 

AURELIA. – Non

Je sais pas

 

LISANDRU. – Pourquoi ?

 

AURELIA. – Et toi ?

 

LISANDRU. – Quoi moi ?

 

AURELIA. – Tu t’en souviens toi ?

 

LISANDRU. – Moi ça n’est pas pareil Auré voyons

Je fais comme mon père

Et comme le père de mon père et tous les pères avant qui ont été pères

Moi je m’assieds et je déguste

C’est comme ça

 

AURELIA. – C’est pas normal

 

LISANDRU. – Oui mais sans ça la Terre tournerait carré

Ou triangle ou quelque chose qui ne va pas rond

Donc nous on s’assoit et vous/

 

ATTILIA. – Lisa arrête

 

AURELIA. – Vous quoi ?

 

LISANDRU, de toute évidence. – Eh

 

AURELIA. – C’est ça

 

LISANDRU. – Mais enfin quand même

On ne peut pas oublier à ce point d’où on vient

 

ATTILIA. – Lisandru stop

(À Aurelia) Auré ?

Ça va ?

 

Mais Aurelia s’est tue et s’est remise à préparer les ingrédients de ladite soupe ; les cousins, gênés, se servent une liqueur. Le breuvage coule dans les gosiers. Les merles s’agacent. Le vent feutre le silence.

 

AURELIA. – C’est que souvent je sais plus les histoires

 

LISANDRU. – Hein ?

 

AURELIA. – Je dis que j’oublie souvent les histoires

Et les recettes c’est pareil

Ou alors c’est que des bouts d’histoires

Mais la plupart du temps je n’ai plus du tout ces histoires

Même pas un soupçon comme tu dis

Ce sont des gestes seulement qui me reviennent

 

ATTILIA. – Ah ben c’est déjà un début

Voilà

 

AURELIA. – Mais ce sont des bouts de gestes Attilia

Rien de fou

Juste des images brouillonnes d’un passé tellement troué

Que je doute parfois qu’il a réellement eu lieu

Moi et ma mémoire on ne s’entend pas très bien

Le temps passé se carapate sans que j’y puisse faire quoique ce soit

 

LISANDRU. – Je comprends rien

 

AURELIA. – Quelqu’un ou quelque chose s’ingénie à découdre mes souvenirs

C’est sûr

 

LISANDRU. – Mais arrête

On dirait que t’es maudite

 

AURELIA. – Ben peut-être Lisandru

Une fois vécus il ne reste de mes souvenirs que des pécadilles

Que des photos bosselées par les années

Certaines plantées dans la pierre des escaliers qui mènent du fugone à l’appartement de Maman

Dessus des mouvements arrêtés dans leur course par le « On ne bouge plus ! Basta ! » de Papa

Papa qui n’apparaît d’ailleurs que rarement sur les photos

 

ATTILIA. – C’est pas faux

 

LISANDRU. – Tous les pères font ça oui

 

AURELIA. – Papa qui perd toujours un peu plus des paysages de son visage

Pas de vidéos à Pâques Noël Toussaint ni à toutes les bondieuseries de l’année

Pas de films faits par les enfants pour occuper l’été

Mais des photos classées par année dans des cartons à chaussures

Une peinture au crayon de Maman jeune

Annotée « Ti tengu caru

Place du Tertre

15 avril 1983 »

Mais même là le papier a jauni

Les sourcils de la mère ont fondu sur les paupières

Et puis des hiéroglyphes

Des graffiti de moi

De vous

Sur les portes du vaisselier en formica

Sur les portes du garage où pendent des saucissons à la peau turquoise

Sur les portes des placards

Des chambres

Et même du caveau familial nom de Dieu

 

LISANDRU. – Chut Auré

 

AURELIA. – Voilà tout ce qu’il me reste de ce que j’ai vécu

Du temps corrodé abîmé

Raturé

Toujours conservé comme dans les musées

 

Prend le flacon de liqueur et boit.

 

AURELIA. – Je veux comprendre Lisandru

Je ne veux pas des cahiers de la Zita

Je ne veux pas qu’on se souvienne à ma place

Je veux comprendre

Et retrouver